Page 24 - Mélanie Maynard
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RENCONTRE D'AUTRICE
DANS LE TEXTE PITSHIPIPUN — REFAIRE LE CHEMIN À L’ENVERS, VOUS ÉCRIVEZ « JE SUIS ÉPUISÉ DE CHERCHER À VOUS APPELER. JE NE SAIS PLUS QUELLE LANGUE UTILISER. JE LE RÉPÈTE, VOS GRANDS-PARENTS VOUS QUITTENT ET NOUS NE LES VOYONS PLUS. OÙ SONT LES RÉCITS QUE NOUS LEUR AVONS DONNÉS?». VOUS SENTIEZ-VOUS INVESTIE D’UNE MISSION OU D’UNE QUÊTE AVEC L’ÉCRITURE DE KANATUUT?
Dans la création, j’écris beaucoup de façon intuitive. Si j’ose utiliser le personnage du carcajou, qui d’habitude est considéré comme celui qui va jouer des tours et semer le désordre pour apporter quelque chose qui sera nécessaire à la communauté à laquelle il apparaît, c’est que ça va me me- ner quelque part. Avec ce récit, j’essaie de comprendre les raisons et les conséquences qui nous ont amenés à moins parler notre langue. Du côté des Innus, la grande majorité parle la langue, mais chez les enfants, ce n’est plus de fa- çon quotidienne. Il y a une urgence qu’on ne ressentait pas avant. Dans toutes les histoires entendues, nos grands-pa- rents parlaient la langue du territoire qui n’était ni innue, ni crie, ni atikamekw; c’était la langue que les chasseurs parta- geaient dans le territoire, même avec les animaux. Elle vient du temps où les animaux et les humains se parlaient. J’ai moi-même été surprise du tournant que j’ai donné à cette histoire. Je me suis laissée aller, même si parfois ça avait moins de sens, car la façon dont ce personnage me parlait, c’était fort! J’ai laissé son message m’emporter.
PLUSIEURS DES RÉCITS ONT POUR TRAME DE FOND PESSAMIT, VOTRE COMMUNAUTÉ SUR LA CÔTE-NORD. MAIS VOUS FAITES ÉGALEMENT UN ARRÊT EN NOUVELLE-ZÉLANDE, AU GROENLAND ET À HAWAÏ. QU’EST-CE QUI VOUS A AMENÉE VERS CES DESTINATIONS?
Pour des raisons professionnelles et personnelles, j’ai visité ces trois endroits. En tant qu’écrivaine et artiste, j’ai rencon- tré des gens qui recherchaient les mêmes choses que moi : des éléments dans nos histoires d’origine pour comprendre le présent. J’ai entendu des histoires très semblables à celles de la Côte-Nord qui connectaient avec la culture innue. Ça m’a inspirée, mais j’avais décidé de retirer ces histoires du livre parce qu’elles ne se déroulaient pas sur la Côte-Nord, justement.
Puis, j’ai changé d’idée (rires). Le message de reconnec- ter avec les récits ancestraux, ça se passe partout dans le monde. Avec l’immigration, les peuples descendent les uns des autres et se sont partagé les récits qui racontent leurs voyages autant du passé que d’aujourd’hui. C’était donc important que j’inclue ces histoires d’ailleurs dans le livre. J’ai beaucoup aimé ces endroits que j’ai visités et ces ar- tistes qui m’ont raconté leurs récits qui m’habitent; tout se connecte, peu importe où l’on est sur la planète, et notre mémoire, on la partage.
VOUS VIVEZ À TIO’TIA:KE-MONTRÉAL, MAIS EST-CE QUE VOUS AVEZ L’OCCASION DE REVENIR À PESSAMIT?
Oui, une fois par année. Souvent, pour un trop court séjour (rires). Je rêve d’y passer quelques mois. Est-ce que je suis prête à y retourner? Vivre dans la communauté implique un temps d’arrêt. Le temps n’est pas le même, le rythme
n’est pas le même. C’est de là d’où je viens, mais quand j’y retourne, c’est presque un choc culturel, car je suis partie depuis si longtemps. Mais pour continuer à écrire et à m’ins- pirer, je devrai passer plus de temps dans mon village ou sur la Côte-Nord.
VOTRE LIVRE PRÉCÉDENT NAUETAKUAN, UN SILENCE POUR UN BRUIT ÉTAIT VOTRE PREMIER ROMAN. VOUS AVEZ AUSSI PUBLIÉ DES NOUVELLES DANS DIFFÉRENTS COLLECTIFS (DISPARUS D’ÉLY — MORTELS, AMUN ET WAPKE ) AINSI QU’UN ESSAI, KUEI, JE TE SALUE. EST-CE QUE LA POÉSIE FAIT ENCORE PARTIE DE VOTRE ADN D’ÉCRITURE OU VOUS AVEZ PRIS UN TOURNANT LITTÉRAIRE?
J’ai pris un tournant littéraire, effectivement. En poésie, oui je laissais aller mon imagination, mais c’était comme si j’at- tendais de me sentir prête pour écrire plus de mots. Pour ce livre, j’avais tellement de choses à raconter, inspirée par le quotidien, les récits ancestraux et ma culture. Écrire des nou- velles s’est imposé naturellement; je me libérais de l’emprise de créer un seul récit. Le roman procure une grande liberté; tout peut arriver quand on trouve le fil conducteur et qu’on raconte une histoire. Monica dans Nauetakuan, un silence pour un bruit ressemble beaucoup à moi et à plusieurs que je connais. Nous avons des expériences communes, tissées de moi et d’autres personnes. Avec Kanatuut, je sors de mon expérience et je raconte des expériences entendues, vues et vécues que j’ai transposées dans un autre contexte. Je voulais créer des personnages qu’on suit dans leur quoti- dien et qui nous amènent complètement ailleurs.
La poésie, c’est très introspectif, intime et profond. Les gens ne savent pas à quel point c’est personnel. On joue telle- ment avec nos émotions. La poésie, je vois ça comme un jeu avec la langue, comme un art. Le roman et la nouvelle, c’est davantage une libération totale de l’imagination, une façon de sortir de soi. Pour l’instant, dans l’écriture, je garde mon côté poétique, c’est mon équilibre. J’ai plusieurs projets en tête : un livre de prose, l’envie d’explorer plein de choses, d’aller au-delà des limites poétiques. Je vais finir par retour- ner à la poésie, car c’est ma première identité comme écri- vaine, mais je ne suis pas prête. La poésie, c’est comme un muscle pour les athlètes; quand ça fait longtemps qu’on ne pratique pas, c’est plus difficile à repartir (rires). Et en ce mo- ment, mon cerveau et ma création sont plus dans la fiction que dans l’introspection.
CET HIVER, VOUS AVEZ VÉCU VOTRE PREMIÈRE EXPOSITION MONTRÉALAISE À LA GALERIE PIERRE-FRANÇOIS OUELLETTE ART CONTEMPORAIN. QUE RACONTENT LES ŒUVRES DE NUTSHIMIT TSHISSITUTAM ?
La peinture, c’est le premier art que j’ai apprivoisé à l’âge de 15 ans, avant même d’écrire de la poésie. J’ai d’ail- leurs étudié en arts visuels. J’aimais peindre sur de très grands tableaux; ça coûte cher et ça prend de la place, donc j’avais arrêté (rires). En 2019, j’ai peint mon pre- mier grand tableau. Cette proposition d’exposition est tombée du ciel; je réalisais un rêve. Mon ami Jamie Ross, un artiste montréalais qui habite Los Angeles, était dans la programmation de cette galerie, et pouvait inviter un autre artiste à exposer avec lui. Il a pensé à moi. J’étais
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